Chapitre 1
15 septembre
Ensoleillé et chaud
Je n’aurais jamais cru qu’il y aurait la guerre ici. Dans mon pays, dans ma ville… Bien sûr, tous mes ancêtres ont un jour connu la guerre. Et qui pouvait se penser à l’abri d’une telle éventualité ? Nous, moi. Sincèrement, j’y ai cru. Je vis dans un pays où rien ne laissait penser que cela arriverait un jour.
Puis, ce matin, en me rendant au travail, je me suis retrouvé en zone militaire. Brusquement, les armes sont devenues la norme, portées par des soldats qui auraient pu être mes fils. Comme ça! D’un claquement de doigts, je me suis réveillé avec la plupart de mes droits suspendus et mes illusions détruites. Moi qui ai toujours défendu les droits de l’homme et apporté mon soutien aux personnes maltraitées de la planète, me voici désormais de l’autre côté de la barricade. C’est à croire que, demain, je vais recevoir des lettres d’appui d’Amnisty International.
Depuis des années, je tiens un journal quotidien. Plus pour des banalités qu’autre chose. Pluie abondante, mais temps chaud ; tempête de neige et blizzard insoutenable. Parfois, quelques événements méritaient d’être soulignés : la mort du président du conseil, la nouvelle fin de la guerre en Afghanistan, le séisme en Haïti. Mais disons que, depuis cinq ans, c’est plus la météo qui fait la une quotidienne de mon journal. Aujourd’hui, j’en ai déjà mal aux doigts, mais c’est un jour mémorable et je ne veux rien en oublier.
Ce matin je ne filais pas. J’ai mal dormi car j’ai encore rêvé à ma mère… Mal de tête et lourdeur générale. Et puis mon journal n’a pas été livré, ce qui me rend toujours marabout… Comme je me suis levé en retard, je n’ai pas ouvert la radio et je suis parti rapidement vers le métro. C’est en traversant la rue vers la bouche du métro que je me suis rendu compte que quelque chose était différent. D’abord, deux soldats armés s’y tenaient à l’entrée, l’air plutôt tendu. Bon, ça arrive quelquefois que des policiers se tiennent là avec le même regard fouineur. C’est arrivé au printemps dernier, lorsque les étudiants se sont mis en grève contre je ne me souviens plus quoi. Mais des soldats casqués ? Puis, un petit attroupement devant les panneaux d’information a aussi attiré mon attention. Mais comme j’étais en retard, je me suis engouffré dans la station.
Là aussi, quelques soldats se tenaient sur le quai, mais l’air plus détendu. Et puis la rame est arrivée presque en même temps que moi, alors j’y suis monté dans le flot habituel de gens hagards. C’est lorsque les portes se sont fermées que tout a changé. Automatiquement, les gens se sont mis à parler entre eux. Je ne comprenais rien à ce qu’ils disaient. Ils parlaient de soldats sur les ponts, dans les rues, protégeant les banques et l’hôtel de ville.
Puis le silence dès que les portes se sont ouvertes à la station suivante. Reprise des discussions incompréhensibles jusqu’à l’arrêt suivant. Là, un soldat est monté dans notre wagon et s’est installé juste devant moi. Jamais le silence du métro ne m’avait paru aussi assourdissant. Il me regardait comme si je n’existais pas ; un regard panoramique aux yeux fixés au travers de ma tête. Je n’osais ni regarder ailleurs, ni baisser les yeux. Un petit drapeau cousu sur son épaule me rassurait quand même. Je ne suis pas du genre patriote, mais voir le symbole de mon pays sur cet uniforme était à la fois rassurant et à la fois curieux. C’est surtout sa mitraillette qui était bizarre dans cet espace restreint et surchauffé.
À la station suivante, dans le va-et-vient des entrées et des sorties, je me suis rendu compte qu’il y avait un soldat par wagon et qu’ils se regardaient sans rien laisser paraître. Le départ de la rame a ramené le regard du soldat devant lui, juste dans mes yeux. Et là j’ai vu que nous n’étions pas du même côté des choses. Son regard absent, mais intense créait la distance psychologique entre un chasseur et sa cible. J’en ai frémi. Je suis descendu à la station suivante, bien que ce ne soit pas celle où je devais le faire. Même scénario : soldats sur le quai et à la bouche du métro. Pire, une Jeep de l’armée était stationnée devant la ligne des autobus qui semblait s’étirer jusqu’au coin de la rue précédente avec une foule de gens en attente d’y monter.
Je partis vers le bureau sur un trottoir curieusement désert. Je me forçai de fixer le bâtiment tout en marchant. Mes yeux enregistraient plusieurs anomalies du décor urbain qui semblait s’être transformé pendant la nuit. Plusieurs véhicules militaires stationnaient ici et là, mais aucune auto de police n’était visible. Plus j’approchais du bureau, plus je voyais un barrage remplir mon champ de vision. Mon cerveau refusait de croire ce qui se dessinait à contre-jour à côté de ce barrage. Un tank ! Petit certes, mais un tank quand même !
Je rejoignis une courte file devant le barrage. Devant moi, une secrétaire fouillait dans son sac à main. Je lui demandai ce qui se passait et elle se tourna vers moi avec un tel regard que je me tus, comme pris en défaut. Nous avancions lentement, en silence, résignés déjà…
Le soldat me demanda mes papiers. Devant mon immobilité, mon incrédulité, il répéta sa question en ajoutant «votre carte d’identité». Cela déclencha en moi un réflexe conditionné et je sortis la carte avec photo que l’employeur avait fait confectionner il y a un an. Une belle carte plastifiée avec puce électronique, code illisible, photo couleur, titre d’emploi, service et coordonnées personnelles. Le soldat la regarda, la plaça sous un rayon rouge et regarda un écran avec attention et me dit de me diriger vers la porte de droite.
Il y aura bientôt vingt ans que je travaille à l’hôtel de ville comme ingénieur aux travaux publics. Jamais je n’avais dû m’identifier autrement que par un salut au gardien de sécurité qui n’en avait que le nom. Ce pauvre Aimé semblait tellement incongru dans son costume ! Lui, si aimable et affable, jurait encore plus ce matin aux côtés de ces soldats qui vérifiaient à nouveau nos identités. Il m’a fait un sourire et m’a souhaité le bonjour, mais le regard méprisant de l’officier qui tenait ma carte suffit à le figer dans une pose qui ne lui allait pas du tout. Aimé ayant confirmé que je travaillais ici, l’officier me rendit ma carte et me dit de me rendre directement à mon bureau, tandis qu’un soldat cochait mon nom sur une liste presque vierge.
Je pris les escaliers comme d’habitude, histoire de réfléchir à ce qui se passait. Mais rien, je ne comprenais rien ! Une alerte à la bombe ? Des anarchistes ayant fait des menaces ? Des terroristes ayant attaqué nos institutions ? Je me maudissais de m’être levé si tard et de ne pas avoir ouvert la radio. Rendu à mon bureau, je me rendis compte que nous n’étions que deux, mon chef de division et moi. Il se précipita sur moi, me serra la main et je crus qu’il allait me prendre dans ses bras. Il m’expliqua qu’il avait été réveillé en pleine nuit par deux soldats qui avaient cogné à sa porte et qu’ils lui avaient dit qu’ils devaient l’amener au bureau pour une question de sécurité nationale. Pas de réponses à ses questions et il est là depuis quatre heures du matin! Comme je commence mes journées entre 6h30 et 7h00, j’étais le premier être humain, à l’exception des soldats, qu’il voyait depuis lors et il voulait que je lui explique ce qui se passait. Il fut passablement déçu de comprendre que je ne savais rien. Lui-même avait essayé d’ouvrir la radio qui trônait sur son bureau, mais aucune fréquence ne semblait fonctionner. Les téléphones ne donnaient même pas signe de vie, même chose pour la télé de la salle de réunion. Nous étions donc dans le noir complet.
Peu à peu, les membres de mon équipe de travail arrivèrent, ne rendant notre incompréhension que plus lourde à porter. La seule information nouvelle consistait en la présence de soldats sur chaque étage, à chaque escalier. Vers 9 heures, l’interphone grésilla, crachota, avant de nous livrer un message monotone nous invitant à ouvrir la radio ou la télé à 10 heures précises et que d’ici là nous devions demeurer dans nos bureaux.
J’avoue que je croyais que c’était un exercice spécial, comme pour une insurrection armée. Mais je ne comprenais pas l’immobilisme et l’absence d’information qui l’accompagnait. Je tuai le temps à regarder les plans d’une réfection de trottoirs dont je venais de recevoir les soumissions. C’est drôle, comme certains détails s’incrustent parfois dans nos cerveaux lorsque nous ne sommes pas dans notre environnement habituel. Ainsi, je me souviens très bien m’être dit que je ne comprenais pas pourquoi nous avions demandé une telle épaisseur de ciment pour ces trottoirs. On aurait dit que nous voulions y faire rouler des chars d’assaut ! Cette pensée a occulté tout le reste de mon analyse. Si bien que, ce soir, je ne me souviens même plus dans quel quartier ces satanés trottoirs sont-ils prévus…
10 heures. Nous étions devant le poste de télé qui sert pour les vidéoconférences. C’est un poste immense avec une qualité d’image permettant d’insérer une vingtaine de visages de participants, tout en laissant la place pour voir la table de travail principale du bureau où se tient la conférence. Un seul visage. Gros. Pas maquillé. Chaque bouton et même poil mal rasé perce l’écran et rend le visionnement désagréable. Mais les mots prononcés étaient encore plus dérangeants. Trois minutes de mots enfilés sur du barbelé, pour nous dire que notre pays avait rendu les armes devant l’armée de nos voisins et qu’à partir de maintenant, nous étions des citoyens d’un autre pays. D’autres informations suivraient.
Nous sommes restés là à attendre que la laideur revienne nous dire que c’était une blague. Mais plus rien. Jusqu’à ce que l’interphone vienne crachoter que nous devions poursuivre le travail jusqu’à l’heure du déjeuner et que nous pourrions par la suite retourner chez nous. Nous devions revenir au bureau le lendemain à l’heure habituelle. Même là, nous sommes restés figés, glacés. C’est Myrna, la secrétaire, qui brisa le silence de sa voix sourde : «Cout’donc, c’est quoi la joke ?». Faut dire que Myrna ne fait pas dans le langage guindé qui est la marque de commerce de l’hôtel de ville. Ses origines villageoises et plutôt anglos lui donnent une couleur qui fait du bien la plupart du temps. Mais ce matin sa phrase fut tout aussi incompréhensible que le reste. Nous avons tous tourné la tête vers elle, comme des veaux que le train intéresse soudainement. Le silence qui suivit fut presque gênant. Puis, tout d’un coup, tout le monde se mit à parler en même temps. Une cacophonie salvatrice qui ne régla rien, mais nous fit le plus grand bien. La conversation s’organisa tout doucement. Tout d’abord, les questions, puis les suppositions. Puis la compréhension, la résignation et le silence. Si bien qu’à treize heures nous sommes tous sortis à la queue leu leu, sans nous saluer, et avons regagné nos foyers, en silence, j’imagine.
Curieusement, revenir à la maison pour le déjeuner me créa presque autant de désagrément que toute l’avant-midi. J’avais prévu de dîner au restaurant ce soir-là avec un des entrepreneurs soumissionnaires pour les trottoirs et je mangeais tous les midis à la cafétéria du bureau. Donc, je n’avais rien prévu pour le repas du midi. Je m’inquiétais que les épiceries soient fermées si je ressortais de chez moi. Je fouillai dans l’armoire et trouvai une boîte de cassoulet qui aurait pu nourrir quatre personnes. Du cassoulet ! Le midi ! Je regardai dans l’armoire de la chambre et trouvai une bouteille de Cahors achetée cet été en vacances. C’est ce qui me décida à faire chauffer le cassoulet plutôt qu’à descendre à la cave pour choisir autre chose ; je ne voulais pas faire ressurgir les mauvais rêves de la nuit précédente…
Un seul poste de radio diffusait de la musique classique. Je m’y accrochai, espérant qu’un lecteur de nouvelles viendrait briser ces portées parfaites pour m’expliquer enfin ce qui se passait. En vain. C’est le cassoulet et le vin qui eurent raison de moi et je m’endormis sur le sofa. Je rêvais qu’on m’enrôlait dans l’armée pour défendre la démocratie. J’étais dans une tranchée, à côté d’une montagne de conserves aux étiquettes rouges. Puis quelqu’un me poussait du coude et me demandait si je faisais partie de la résistance contre ceux qui gouvernaient mon pays. Je le regardais bêtement alors qu’il me posait sans cesse la question « Pourquoi ? », « Pourquoi ? »… Je me réveillai en sursaut au moment même où quelqu’un remplaçait la musique à la radio et expliquait pourquoi nous devions faire ceci, pourquoi nous devons éviter de faire ça, pourquoi nous devons soutenir notre gouvernement et bla et bla… Par réflexe, je me suis précipité sur la télé.
J’ai raté le début de l’allocution, mais je crois comprendre que nos voisins ont obtenu la reddition de notre pays sans coup férir. Sans même que leur armée mette le pied chez nous ! Une guerre diplomatique. Une guerre virtuelle. Une guerre de jeu vidéo ! Une invasion contrôlée à distance, par la parole plutôt que par le geste.
On nous assure que la vie reprendra normalement demain matin. Que notre armée veille à ce qu’il n’y ait pas de dérapage. Que les policiers reprendront le service normalement et que notre premier ministre s’adressera à nous demain soir à la télé.
Je ne sais ce qui m’embrouille le plus, le cassoulet et le Cahors ou ces informations incompréhensibles…
Chapitre 2
17 septembre
Ensoleillé, passages nuageux, mais toujours chaud.
Hier soir j’étais tellement sous le choc que je suis resté assis devant la télé bien après que la diffusion se fut arrêtée. Il y a deux jours, j’ai griffonné plus de pages de mon journal que je ne l’avais fait depuis le début de l’année ; hier je n’y ai pas touché…
Même maintenant, je ne sais pas quoi écrire. Je vais y aller chronologiquement, ça devrait être plus facile…
Hier matin, je me suis rendu au boulot comme d’habitude. Les contrôles se sont accrus et j’ai dû montrer ma carte plus d’une fois. En sortant du café où j’étais allé petit-déjeuner, j’ai rencontré Abdel, le fromager. Il m’a jeté un de ses petits regards par en dessous avant de me dire «C’est la guerre, monsieur Louis!». Avant, ces regards précédaient une bonne blague, mais là… Ça m’a donné un coup. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai vraiment réalisé ce qui se passait. Abdel, il est maghrébin et il a connu des guerres dans son pays. J’ai tout de suite vu, à son air entendu, qu’il en avait l’habitude si on peut dire. Je veux dire que tout son être semblait vivre quelque chose de connu. Il semblait plus petit malgré son mètre quatre-vingt, plus anonyme, plus adapté à la situation que n’importe qui d’autre.
Tout le contraire de Myrna. On aurait dit que la situation actuelle la révélait sous un autre jour, mettait la lumière de scène sur elle. Elle toujours polie, serviable sans être soumise, agréable sans être fendante, elle était totalement extrovertie aujourd’hui. Je l’ai vue jeter des regards frondeurs aux soldats. Je l’ai entendue crier au patron qu’il devrait s’insurger et ne pas collaborer. Elle nous a laissés entendre toute la journée que tout ça n’avait pas de sens et qu’on nous mentait. Vous auriez dû l’entendre, après que l’interphone nous ait encore une fois seriné que le travail se poursuivait comme d’habitude, nous lancer «Et n’oubliez pas de mettre votre cou sur la bûche avant de partir !».
C’est drôle quand même. Ça fait au moins sept ans que Myrna travaille avec nous et je ne l’avais jamais vraiment remarquée. Une grande fille dans la trentaine aux longs cheveux presque roux. Un visage et un corps qu’on ne remarque pas, mais qu’on sent ferme, presque viril. Une fermière, plus qu’une secrétaire. Jamais de talons hauts, de corsages suggestifs, de maquillage outrageant, de bijoux blingbling. Une camarade de travail, tout simplement. Puis, du jour au lendemain, la voilà qui attire les regards de tout le monde. Elle dégage une énergie qu’on ne lui connaissait pas. J’ai même cru remarquer du fard sur ses joues et elle portait fièrement des boucles d’oreilles avec un poing fermé dans un cercle d’argent que ses cheveux en chignon mettaient en vedette.
Toujours est-il qu’on a passé une bizarre de journée. Quelques commentaires autour de la machine à café. Mais dès qu’une troisième personne se mêle à la conversation, on en revient aux banalités habituelles. Sauf lorsque Myrna arrive, ce qui a comme effet de vider la pièce rapidement.
Je suis revenu à la maison après avoir fait mes courses chez les marchands du quartier. Là aussi, peu de commentaires sur ce qui se passe. Ça m’étonne. D’habitude on y discute de sport et de politique avec entrain. Les seuls commentaires visaient le discours tant attendu dans la soirée. «Pour une fois tout le monde va l’écouter celui-là !». «Il va nous faire comprendre ce qui se passe. Il est tellement bon !». «Ce pourri va nous expliquer pourquoi nous en sommes là !». Quelques phrases assassines ou d’espoir. C’est tout. Et encore, là aussi le nombre de personnes dans la boutique avait un effet remarquable sur les commentaires. Plus on était nombreux, moins ça parlait !
… à suivre.